
Crédit photo : Xavier Lord-Giroux
Résumé : Pierre et Carl se sont déclaré leur amour. Alors qu’ils sortent à un spectacle au château de neige, ils tombent sur Louis qui a des informations sur les deux explorateurs basques dont on n’a plus eu de nouvelles depuis déjà plusieurs semaines.
Statues de sel
Pendant tout l’hiver, des affiches annonçant la disparition d’une femme d’un certain âge et d’un certain poids placardaient tous les babillards et les entrées de commerce de la ville. Sur la photo, un visage rond, pesant, au centre duquel une bouche sans sourire se tient en parfait parallèle avec les bordures de l’image. Seuls ses yeux ouverts offrent un quelconque accès à la personne qu’elle était avant sa disparition.
Et, pendant tout l’hiver, la GRC et des membres de la communauté de Yellowknife ont multiplié les efforts de recherches pour la retrouver. On l’avait vue pour la dernière fois le 26 décembre, près de la rue principale au centre-ville. Des hélicoptères ont survolé la région et les habitants et les commerçants du centre-ville ont soumis les enregistrements de leurs caméras de surveillance. Même Interpol a été invité à participer aux efforts de recherche. Comme la disparue avait un nom serbe, il était de facile de s’imaginer toutes sortes de scénarios de kidnapping international. Tous plus abracadabrants les uns que les autres.
Or, il n’en est rien. Son cadavre pétrifié a été découvert il y a quelques jours, par hasard dans un petit boisé qui borde le lac Frame, au centre-ville. À quelques mètres à peine de l’endroit où elle avait été vue pour la dernière fois ; non loin des bureaux de la GRC. On peut supposer qu’elle se soit bêtement tordu la cheville en voulant prendre un raccourci pour aller faire des commissions et qu’elle ait été incapable de se relever.
Suite à leur disparition, les Basques ont eu droit au même traitement. Hélicoptères, mobilisation de la GRC, Interpol.
Puis, un autre cadavre gelé a été trouvé cette semaine. Celui-là dans un sentier boisé près de la mine Con. J’ai pensé aux Basques, mais ce n’était pas eux. En fait, c’est quelqu’un qui n’avait pas été porté disparu et dont le corps gisait dehors, en plein hiver, pendant vraisemblablement plusieurs jours. Un père de famille de 34 ans. C’est le chien d’une joggeuse qui l’a repéré. Une bouteille de vodka vide trainait à côté de lui.
Comment quelqu’un peut-il disparaitre dans la plus stricte indifférence ? « Y’é Autochtone », m’a simplement glissé Carl à l’oreille, lorsque je lui ai posé la question. Aucune photo n’a été publiée de cet homme, mais Carl semble confiant.
Ça me parait absurde que tant d’efforts aient été déployés et que la communauté se soit mobilisée pour retrouver l’une, mais pas l’autre. Toutefois, dans les deux cas, le résultat est le même. C’était par hasard qu’on les a retrouvés, qu’Interpol et des hélicoptères aient été mis à contribution ou non.
Ces pensées défilent dans ma tête, comme les épinettes noires sur le bord de la route que je regarde distraitement, assis sur la banquette arrière du pickup de Louis, le dude qui prétend avoir rencontré les Basques à Dettah le jour de leur départ vers l’océan Arctique. Nous conduisons vers le lac Prosperous, Louis, Carl et moi, là où Moïse, un elder que Louis connait bien, aurait laissé les Basques quelques heures avant que je reçoive le fameux texto de Pio.
Prosperous est un très long lac. Le soleil donne une couleur sable aux bancs de neige qui bordent la route de glace qui le traverse. Je ne me sens pas à ma place, dans ce désert de glace. Peut-être parce que je sais que, si les Basques sont encore dans les parages, c’est qu’ils sont morts. Il y a encore une chance qu’ils réapparaissent sur les berges de l’océan Arctique. Mais si nous sommes ici, nous ne pouvons trouver que des cadavres.
Nerveusement, par habitude, j’allume l’écran de mon téléphone. Je n’ai plus de réception. « Stop, look », s’exclame Carl à Louis. Un objet rouge feu émerge de la neige, à quelques mètres de la route. Une fois stationnés, nous sortons du pickup et montons sur le banc de neige à grandes enjambées.
Le truc rouge est un manteau. Pourquoi quelqu’un aurait-il laissé un manteau au milieu de nulle part ? « Hypothermia », marmonne macabrement Louis, comme s’il avait entendu ma question. Je lui demande pourquoi quelqu’un enlèverait son manteau s’il souffre d’hypothermie. « Déshabillage paradoxal », marmonne à son tour Carl en ramassant le vêtement au sol.
Louis affirme que quelqu’un se trouve sous la neige. Nous nous séparons pour chercher dans les alentours à pied. Lui, direction nord et le lointain océan, Carl et moi vers le sud et la ville. En marchant, je demande à Carl ce qu’est le déshabillage paradoxal.
« Plus le corps a froid, plus il conserve la chaleur autour des organes vitaux, me répond-il avec un certain détachement et une voix machinale. Mais après un certain moment, le corps s’épuise et relâche le sang retenu. C’est ce qui crée une sensation de chaleur trompeuse dans le reste du corps. La personne souffrant d’hypothermie devient confuse, elle a chaud, et elle se déshabille. C’est son dernier geste avant la mort. Elle s’évanouit peu de temps après, son cœur s’arrête de battre et elle meurt frigorifiée. »
Une botte… Une botte ! Devant nous. « Y’a clairement un cadavre pas loin. On devrait juste appeler la police, annonce nerveusement Carl. Je retourne chercher Louis. Va falloir conduire vers la ville pour avoir du réseau. »
Je proteste : « On devrait pas essayer de trouver d’autres indices. » Mais mon regain d’initiative demeure sans réponse alors que Carl s’éloigne dans la neige, s’enfonçant à chaque pas comme s’il marchait dans un grand réservoir de sel. Scrutant les environs, je suis au Tintin au Tibet à la recherche de Chang. Je donne quelques coups de pied à la neige en espérant faire apparaitre un nouvel objet, caché sous la croute. Peine perdue. Gêné, je fais demi-tour, prêt à courir pour rejoindre Carl. Il est là, à une centaine de mètres en avant, agenouillé, en train de déterrer quelque chose.